747p., 2002, francais, Paperback, 22,8 x 15,4 x 3,8 cm
L'image est devenue, depuis certaine exposition mémorable au Centre Pompidou en 1986, un lieu commun de l'histoire des idées au XXe siècle : la "Vienne-fin de siècle" constitue sans doute l'un des plus féconds "bouillons de culture" que l'ère moderne ait connu. A la croisée politique, géographique et culturelle de l'Europe, la capitale autrichienne fut le théâtre d'une entreprise unique de symbiose, d'émulation, de fusion artistique, unissant en un même élan les figures majeures des arts plastiques (Klimt, Kokoschka, Schiele, Loos, Kandinsky), des lettres (Schnitzler, Zweig, Freud, Musil, Wittgenstein, Kraus) et de la musique (Richard Strauss, Mahler et la triade de la Seconde Ecole de Vienne : Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern). Amplement repris par une littérature et paralittérature abondante, les topoï de cette "Apocalypse joyeuse" ont fini par se confondre pour offir une vision monolithique de l'histoire de l'art et des idées.
On saura gré à Dominique Jameux d'avoir cherché à nuancer cette image d'Epinal. S'il concerne au premier chef l'histoire de l'Ecole de Vienne - négligée depuis l'étude pionnière de René Leibowitz (Arnold Schönberg et son école, Janin, 1947, épuisé), au profit de monographies consacrées à ses trois illustres représentants -, son essai offre une analyse en perspective cavalière de cette période faste. Parallèlement à l'éclosion, à la maturation puis à l'implosion de la triade Schönberg-Berg-Webern, ses problématiques esthétiques sont confrontées avec celles qui voient le jour dans l'atelier d'un Kokoschka ou dans les pamphlets d'un Kraus. Tout le talent de l'auteur réside dans l'intrication de ces paramètres, qui évite tout effet de va-et-vient artificiel. Ainsi la révolution dodécaphonique s'ancre-t-elle dans l'attachement à une tradition germanique incarnée par Brahms, Wagner et, au-delà, Bach, tout comme l'esthétique de Loos, farouchement opposée à l'ornement, ou le credo d'un Klimt, pour qui la vérité prime sur la beauté, trouvent un écho dans les oeuvres de l'Ecole de Vienne. Au final, si l'écriture à douze sons n'a pas assuré comme le prophétisait Schönberg "la suprématie de la musique allemande pour cinquante ans", elle a nourri, par adhésion ou opposition, la pensée de la plupart des compositeurs du XXe siècle - permettant à la musique moderne d'aller respirer "l'air d'autres planètes"...
A la volonté d'exhaustivité manifestée par l'auteur (affichée jusque dans les cent pages d'annexe) s'ajoute, ô surprise, un ton volontiers léger, voire franchement badin. Dominique Jameux manie l'érudition avec une drôlerie rare - qui fait également merveille dans ses émissions sur France Musiques (l'actuel "Fauteuil de Monsieur Dimanche", l'ancien "Il était une fois..."). Un essai en tous points remarquables, donc, que l'on pourra compléter par la lecture du très approfondi mais très universitaire L'Expressionnisme et la musique d'Alain Poirier (Fayard, 1995).
Pierre Brévignon
(Mis en ligne le 27/05/2002)